Ou la mémoire dans la peau
De Georges Feydeau à Robert Ludlum, le grand écart vous semble impossible. Tendre un fil entre le vaudeville et l’espionnage, relèverait du funambulisme. Et pourtant ! Un point commun peut-être ? Boston. Le personnage principal de la pièce, Victor–Emmanuel Chandebise n’est-il pas le chef de l’assurance Boston Life Company ? En dehors du fait que Boston soit aux États-Unis, ce serait plutôt tiré par les cheveux. Bien qu’il voyage énormément, Jason Bourne n’est jamais passé par Boston, mais à Marseille, Zurich, Paris, New-York, au Viêt-Nam (dans le roman) et à Mykonos (dans la version cinématographique).
D’ailleurs, Feydeau ferait plutôt rire, alors que Ludlum excite l’adrénaline. Attachons-nous donc à l’expression : « Avoir la puce à l’oreille. »
Dans le langage courant, cela signifie : « Se douter de quelque chose. » Le sens aurait évolué dans le temps. Au 13ème siècle, il était question du désir que l’on éprouvait pour une personne. C’est l’idée d’inquiétude qui prévaut au 16ème siècle, la prolifération de ce parasite provoquant des démangeaisons. Qui se grattait alors l’oreille suscitait la crainte de ceux qui le rencontraient. En quelque sorte, nous avions là un décodage non-verbal qui glissera au sens figuré par la suite.
Avoir la puce à l’oreille ou mettre la puce à l’oreille attise l’attention, la méfiance ou les soupçons. En période de bouleversement, l’inconnu ébranlant les certitudes, on devient plus vigilant pour ne pas dire suspicieux. Dès que l’insécurité s’installe, que la peur s’instille dans le quotidien, on se surveille, on s’épie, on dénonce ou l’on se cache. Si nous oublions momentanément Feydeau, votre esprit ne s’éveillerait-il pas ?
Ne nous voilons pas la face, à défaut d’oublier le masque. Le masque n’est-il pas une manière de se camoufler ? La vérité n’est jamais masquée. Le mensonge, oui. Quand les masques tomberont, les révélations seront douloureuses. Mais, là est un autre débat.
Abordons maintenant cette histoire de mémoire et de peau. Aujourd’hui, les mémoires sont contenues dans des puces électroniques. Vous n’imaginez pas la quantité de données que peut véhiculer un « chip » (traduction anglaise de notre puce). En quelques années, la technologie a fait un bond extraordinaire. Aujourd’hui, un simple téléphone est un ordinateur de poche, doté de capacités inimaginables il y a quelques années. En voyage, le téléphone nous sert de GPS pour nous orienter. Si nous trouvons la fonction plus pratique que la manipulation d’une carte routière très vite obsolète, nous devons nous rappeler que l’appareil nous localise. Cela lui permet de nous indiquer le meilleur trajet afin de parvenir à destination.
Tout avantage a son travers. Si l’appareil connaît notre position, tous nos déplacements sont tracés. Ainsi, on détectera dans quel commerce vous avez réalisé vos achats, quel établissement vous avez fréquenté, dans quel restaurant vous avez dîné, pour ne citer que quelques exemples. Si l’application peut vous suivre, elle peut également décrypter vos habitudes et vous adresser des publicités en rapport. Ne soyons pas dupes. Nous sommes aussi complices de cette traçabilité par la simple utilisation des réseaux sociaux. Plus nous les alimentons en informations, plus nous donnons de détails sur notre vie privée, faisant de nous des victimes consentantes du marketing en ligne dans le meilleur des cas.
Le téléphone a néanmoins une faille ; il peut s’égarer, se faire voler ou tomber en panne. Comment donc pouvoir suivre les personnes sans risque.
Depuis des années, les vétérinaires proposent une solution efficace aux propriétaires d’animaux de compagnie : le puçage. Les grandes réserves animales le pratiquent sur une autre échelle afin d’étudier l’évolution des espèces ou les migrations des individus.
De l’animal à l’homme, n’y aurait-il pas une tentation ? Si l’usage de la puce sous-cutanée est contingenté ou expérimental, le rêve du Big Data ne serait-il pas de l’étendre au plus grand nombre afin de conserver en permanence l’œil sur la population ? Qui aurait le contrôle du système pourrait, dès lors, se prémunir contre les mouvements de foules, connaître le moindre déplacement individuel, s’infiltrer dans l’intimité des uns ou des autres. En conséquence, notre liberté serait directement menacée. Car si l’on peut éteindre un téléphone ou le perdre, il sera plus compliqué de s’extraire une puce.
De Feydeau à Ludlum, il n’y avait qu’un pas.
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