Voyageur immobile
Vous connaissez sûrement ce programme de France Télévision (France 2), animé par Frédéric Lopez : Rendez-vous en Terre inconnue. Le 12 avril 2016, l’animateur emmenait Clovis Cornillac chez les Miao, minorité vivant dans les montagnes de la Lune, dans la province chinoise du Guizhou.
Ils étaient reçus dans la famille de Niu, riziculteur, et de sa femme Pu, habitant un village au sommet d’un piton rocheux, dominant rizières, forêts de bambous et sapins.
Lorsque l’on demanda à Clovis Cornillac quel était son métier, il eut du mal à expliquer qu’il était comédien et réalisateur. Dans cette partie du Monde, le théâtre ou le cinéma n’existe pas. Il faut donc faire preuve d’imagination ou de pédagogie pour partager ses passions ou détailler son activité professionnelle. La question de Niu était anodine. Elle plongea pourtant son visiteur dans une grande perplexité.
En société, lorsque je dis que je suis écrivain les gens le comprennent aisément. La question qui suit immanquablement est : « Avez-vous publié ? » La reconnaissance de votre statut passe par la case matérielle : « Peut-on se procurer vos ouvrages ? » Si vous répondez « Non », vous passerez pour un doux rêveur attendant la gloire. Mais par l’affirmative, vous verrez les regards s’illuminer comme si vous parliez du Graal.
Dans notre Monde, la réussite se mesure par la réalisation de ses projets avec pour corollaire la notoriété. Pour le riziculteur Niu, la contribution de l’individu au groupe est primordiale. Sa vision est essentiellement utilitariste. Dans son village, chaque personne remplit un rôle défini ; l’un est complémentaire de l’autre. Tous vivent en harmonie avec la nature et au rythme des saisons. Un écrivain ou un comédien peut leur sembler un extra-terrestre, débarquant d’une autre planète.
Pourtant, le villageois Miao et le comédien français sont finalement parvenus à s’accorder, le second s’est fondu comme un caméléon dans le quotidien du premier. Quand nous apprenons à ouvrir notre cœur, les frontières de nos différences s’estompent. Seuls, quelques-uns, vivant dans leur tour d’ivoire, restent hermétiques au Monde de l’ailleurs. Ils se complaisent dans leur propre univers et ne jugent l’autre qu’à l’aune de leurs valeurs. Bien que déconnectés de la réalité de la vie des autres, ils devraient néanmoins commencer à s’interroger, si leur cerveau en est encore capable. Réfléchir sur eux-mêmes ou le sens de leur vie ne se fera que par un bouleversement inévitable et la peur de l’inconnu.
Le chaos a de séduisant en ce qu’il met tout le monde sur un pied d’égalité. Il redistribue les cartes, fragilise les équilibres déjà instables et promeut au rang de héros « les petits, les obscurs, les sans-grades » comme dans la tirade de Flambeau (L’Aiglon d’Edmond Rostand). Ne les applaudissez pas tous les soirs à 20h pour les méconnaître demain. La peur est mobilisatrice, la mémoire est sélective voire amnésique. Beaucoup oublieront dans l’après-confinement le sens du sacrifice et repartiront au long cours sur l’océan de l’illusion de l’ancien Monde. Rentabilité, consumérisme, réussite sociale et notoriété éphémère, Ah ! Je vous dévisage, figures ennemies, miroirs aux alouettes, tendus par des étourneaux hallucinés qui nous gouvernent.
Le chaos permet de méditer sans médire, de se ressourcer avec l’essentiel, de retrouver la route du Soi. Sans aller jusqu’en Chine ou de m’envoler vers la Lune, j’ai un rendez-vous en Terre Inconnue, un rendez-vous avec moi-même.
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