Pour profiter du présent
Selon la religion Bouddhiste, la souffrance naît de l’attachement. Afin de ne plus souffrir, il convient donc de se détacher. Le détachement est alors vécu comme une libération. Lorsqu’il y a quelques années, je lisais ces préceptes, je refusais de les comprendre. L’attachement avait à mes yeux une valeur sentimentale et, quand on n’a pas atteint une certaine maturité, il est difficile d’envisager l’idée de perdre ce que l’on considère comme précieux. Le détachement ressemble à un abandon ou à la séparation.
L’attachement peut pourtant se révéler être un poison voire une prison. Trop s’attacher au matériel, nous fait perdre des yeux l’essentiel, l’humain, la nature, le goût des plaisirs simples et partagés. Harpagon aimait tellement l’argent que peu lui importait le bonheur des siens. Il ne jurait que par sa cassette. Pour quelques pistoles de plus, il pouvait sacrifier ses enfants ou toute sa maisonnée. Théâtralisée sous forme de comédie, l’œuvre de Molière n’en est que plus grinçante.
Force est de constater que le monde n’a guère évolué depuis. Les Harpagon d’aujourd’hui spéculent en bourse, jouent la vie des entreprises sur des coups, dédaignent la valeur travail reléguée à de pratiques ajustements, délocalisent les usines ou importent une main d’œuvre étrangère bon marché pour économiser sur le coût d’un personnel local. Si le capitalisme menace de sombrer, c’est qu’il a privilégié le profit au détriment des travailleurs.
Il n’y a pas que l’attachement à l’argent qui soit mortifère. Entre la nostalgie et l’attachement au passé, la nuance existe. La nostalgie est définie comme un état de langueur causé par l’éloignement du pays natal. Le mot est tiré du grec ancien nóstos (« retour ») et álgos (« douleur »), à savoir le mal du pays. C’est ce que ressentent des émigrés chassés de leur terre par la famine ou la guerre, quand ils s’installent loin de chez eux, parfois dans des lieux inhospitaliers. La nostalgie repose donc sur des regrets. Par extension, le nostalgique s’apparente à une personne en décalage temporel, se réfugiant dans un passé glorieux ou une grandeur perdue.
S’enfermer dans son passé peut conduire à un rejet du présent, à s’enferrer dans sa souffrance. Toute victimisation entretient ce rapport encore tenace avec son passé. Plus on a été élevé dans la souffrance des anciens en cultivant le refus de la société, plus ce passé génétique pollue son propre présent. On ne trouve la force que dans la conjonction des souffrances communes menant à un repli identitaire, générant le ressentiment envers l’autre. Comme l’homme vit dans la peur et la craint, l’illusion de cette force pousse aux dérives et à la marginalisation. Détruire des symboles ne peut permettre de réécrire le passé, ni de s’en libérer sans renforcer son estime de soi. Le cachot du passé est avant tout mental.
À y bien regarder, l’attachement à l’argent et au passé sont fortement dépendants. Le premier a créé des tensions sociales, appauvri des pays entiers, jetant sur les routes de l’exil des populations entières et amenant ses mêmes populations à se ghettoïser dans les mêmes quartiers, plus par besoin grégaire que nostalgie. Ainsi, se sont développés des territoires que le langage populaire a baptisé « cités ».
Délaissées par les pouvoirs publics, ces cités dortoirs se sont dégradées au fil des ans, tant immobilièrement que socialement. Avec la crise économique, le chômage endémique est devenu l’unique perspective d’une jeunesse en mal d’intégration et de repères, reprochant à ses aînés son acceptation d’un système d’exploitation, rouvrant dans certains cas des plaies encore plus profondes. C’est quand on ne croit plus en l’avenir que tout peut basculer. Et franchir la frontière devient une évidence.
En chargeant le tableau, les médias ont participé à l’amplification du phénomène des banlieues, les réussites individuelles de jeunes issus de ces quartiers faisant moins recette que les règlements de comptes entre bandes rivales.
La peur fait vendre plus que le rêve car la peur entretient la servitude. La radicalisation n’est plus seulement religieuse mais identitaire. Le terrorisme, quelle qu’en soit sa motivation et ses armes, déstabilise des sociétés peu habituées à la violence. Les manifestations se transformant en émeutes exacerbent la fracture sociale, cristallisent les rancœurs et développent la haine de son prochain.
Aujourd’hui, nos sociétés sont extrêmement fragiles, compte tenu de la vitesse de circulation de l’information, des amalgames et de la convergence putative des luttes. Si combat il y a, c’est celui que nous livrons en d’abord en nous-mêmes. S’affranchir de son passé de douleur peut seul nous libérer de nos chaînes psychologiques afin de profiter pleinement de notre présent.
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