Des hommes arrivent. D’autres s’en vont.

« SOMMEIL sur la terre. Sommeil sous la terre.
Sur la terre, sous la terre, des corps étendus.
Néant partout. Désert du néant.
Des hommes arrivent. D’autres s’en vont. »[1]

Michel Piccoli – In Memoriam

Poète persan du 11ème siècle, Omar Khayyâm parlait librement de la vie, de l’amour, des plaisirs et de Dieu. À ce jour, Il reste d’une surprenante modernité, alors que notre époque se complait dans un obscurantisme inquiétant. Aujourd’hui, ne deviendrait-il pas de plus en plus difficile de s’exprimer. Entre le Cloud Act aux États-Unis et la Loi Avia en France, la liberté de blâmer serait-elle menacée ? Sous couvert de plus de sécurité n’acceptons-nous pas d’être encore plus surveillés ? Et demain, si la présomption d’innocence disparaissait, ne pourrait-on pas imaginer que soient jugés nos actes avant d’être commis ou nos paroles avant d’être émises sur le simple décryptage de nos seules intentions ?

Adoptée par l’Assemblée nationale, le 14 mai 2020 dans un hémicycle encore confiné, la proposition de loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet a provoqué un tollé. Pour de nombreux juristes ou associations comme la Ligue des Droits de l’Homme, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse serait écornée et, dans le domaine de la liberté d’expression et d’opinion, le rôle protecteur du juge judiciaire écarté.

Comment définir un caractère haineux, notamment quand on lit les propos de la députée Laetitia Avia rapportés par la Chaîne Parlementaire : « Chers trolls, haters, têtes d’œuf anonymes, qui vous croyez seuls cachés derrière vos écrans, qui êtes petits et lâches, sachez que nous nous battrons pour vous mettre face à vos responsabilités (…) c’est la fin de l’impunité ! »

Sachez, Madame, que les trolls se retrouvent aussi parmi les amis du pouvoir en place, plutôt que parmi ses contradicteurs. Y aurait-il de bons trolls et des mauvais ? Si l’on analysait attentivement votre mise en garde, pourriez-vous tomber sous le coup des propos haineux ?

Quand on refuse la contradiction au nom d’une doxa, ou si vous préférez une vérité officielle, est-on encore en liberté ? Quand on s’appuie sur la presse mass-média, en qualifiant de rumeurs des révélations qui dérangent, sommes-nous en liberté ? Quand on paie des mercenaires de l’information, prétendument journalistes pour parasiter les échanges d’opinions qui ne conviennent pas à la pensée unique, sommes-nous en liberté ? Quand vous déléguez aux plateformes des GAFA le pouvoir de censure, sommes-nous en liberté ?

Je n’utiliserai pas les polémiques ad hominem dont vous avez fait l’objet. Je ne mange pas de ce pain-là. Mais lorsque nos libertés sont en jeu, quand la justice est ostracisée et la sanction conférée à des sociétés privées, je m’interroge.

Comme je m’interroge sur la qualification du mot haineux. La haine est un sentiment personnel qui pousse à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjouir du mal qui lui arrive ; c’est également une aversion profonde.

Est-ce que se révolter contre la violence exercée par un État contre ses propres citoyens ne représentant pas une menace et la dénoncer serait haineux ? Est-ce que critiquer une injustice avec force en assénant des mots aussi durs que la gravité d’une sentence condamnable, pourrait être considéré comme haineux ? Qui apprécie le degré ou la dose de haine ? Qui mesure l’intention de celui qui s’exprime ?

Dans notre société, il y a ceux qui parlent ou écrivent à visage découvert avec la sincérité de leur cœur, et dans leurs tripes un sentiment de colère contre les abus, les inégalités, l’intolérance. Quand on est du côté du manche, on se moque bien des dégâts de la cognée. Les arbres qu’on abat que sont des hommes qu’on asphyxie.

Laissons la justice travailler sainement et arrêtons de légiférer pour graver un nom dans l’Histoire. Les lois se font et se défont. Des hommes arrivent. D’autres s’en vont. Ce sont Les Choses de la Vie auxquelles Michel Piccoli ne sera pas confronté, nous ayant quitté discrètement dans tohu-bohu ambiant.


[1] Omar Khayyâm (Robayat XXXVIII) – Quatrains, traduction de Franz Toussaint